Notre-Dame-des-Commencements

Le paléolithique

 

 

Depuis près de quatre mille ans, nous vivons, intellectuellement du moins, sous le joug d’une incroyable imposture : celle qui fait du soleil l’image symbolique d’une virilité créatrice et toute-puissante. Or, si l’on examine avec attention les données archéologiques les plus anciennes et qu’on les confronte avec les schémas mythologiques issus d’une mémoire collective qui n’oublie rien, on s’aperçoit que cette imposture est le résultat d’un bouleversement socioculturel, opéré à des dates variables selon les divers espaces géographiques, en fait un renversement de polarité où l’individu mâle a commencé à dominer la femme et à enfouir l’image de celle-ci au fin fond de son inconscient, avec toute la charge négative que cela pouvait entraîner. En un mot, cette imposture, qui est aussi une authentique escroquerie, n’est qu’une tentative de justification des sociétés patriarcales par l’affirmation gratuite de la supériorité de l’homme sur la femme, postulat indémontrable et qui est contredit aussi bien par les faits archéologiques que par l’analyse des traditions les plus anciennes de l’humanité.

Les exemples sont innombrables. Au Japon, c’est une déesse qui préside à la course du soleil et qui finit par s’identifier à l’astre en vertu d’un processus de concrétisation bien connu. Chez les Scythes, c’est la redoutable Artémis de Tauride qui a tant impressionné les dramaturges grecs, et que l’on retrouve dans la légende des Nartes, si merveilleusement mise en lumière par Georges Dumézil, sous le nom – déjà plus ou moins « diabolisé » – de Sathana. Chez les Germano-Scandinaves, c’est la valkyrie Sigrdrifa, autrefois présentée sous la forme d’un cygne et devenue Brynhild endormie dans un château aérien entouré de murailles de flammes. Chez les Celtes, c’est une mystérieuse femme-soleil rayonnante qui se retrouve sous les traits de l’héroïne irlandaise Grainné, dont le nom provient du gaélique grian, « soleil », et qui est le prototype d’Iseut la blonde. D’ailleurs, n’est-il pas significatif de constater que, dans les langues germaniques et les langues celtiques actuelles, le soleil est toujours du genre féminin tandis que la lune est masculine ? Il est bien dit que Tristan, l’homme-lune, ne peut vivre plus d’un mois sans avoir de contacts physiques avec Iseut, la femme-soleil. On en a déduit que, par son cycle menstruel, la femme était liée aux lunaisons. C’est exact, mais il y a contresens lorsqu’on identifie la femme à la lune. Car le cycle menstruel de la femme n’existe que durant les années où elle est pleinement femme, donc féconde, donc fécondable par l’homme. Où est le lien avec la lune pour la fille impubère ou pour la femme ménopausée ? Tout cela est terriblement réducteur.

La Bible hébraïque, on l’a vu, témoigne de ces luttes incessantes entre le concept du Dieu père et celui de la déesse mère. Au fur et à mesure que triomphait le culte de Yahveh, la Déesse des Commencements était réduite à sa plus simple expression, et telle la Lilith de la tradition rabbinique, rejetée dans les ténèbres : ainsi les plus inavouables pulsions de l’humanité se trouvaient-elles cristallisées dans la troublante image de « Notre-Dame-de-la-Nuit »19, devenue depuis « Notre-Dame-de-Sous-Terre », cette incompréhensible Vierge noire de célèbres sanctuaires chrétiens. Sous prétexte que c’est dans des grottes ou au fond de tertres obscurs qu’on a retrouvé des figurations divines féminines, on a immédiatement donné à ces représentations, incontestablement maternelles, une vocation funéraire : ainsi est apparue la Déesse des Morts. Mais la Déesse des Morts n’est-elle pas aussi celle des Vivants ?

Dans son Cinquième Livre (chap. XLV), Rabelais, héritier d’une grande tradition qui ne s’est jamais interrompue, faisait dire à Bacbuc, la grande prêtresse (et non le grand prêtre) du temple souterrain de la Dive Bouteille, ces paroles révélatrices de cette tradition solaire : « Qu’est devenu l’art d’évoquer des cieux la foudre et le feu céleste, jadis inventé par le sage Prométhée ? Vous certes l’avez perdu ; il s’est de votre hémisphère départi, ici sous terre il est en usage. » Et le mythe du Graal cristallise admirablement les divers courants de cette conception solaire de la divinité féminine : lorsque Perceval se trouve, pour la première fois, dans le sombre (et symboliquement souterrain puisque caché ou inaccessible au commun des mortels) château du roi Pêcheur, il voit, au cours d’un étrange cortège, une jeune fille, la plus belle du monde, tenir en ses mains un graal d’où émane une lumière qui éclipse toutes les autres20. Le mythe est incontestablement celtique, mais, de plus, d’évidentes influences gnostiques ont contribué à son élaboration médiévale : ce graal (nom commun qui veut simplement dire « récipient ») serait taillé dans l’émeraude que portait Lucifer, le « porte-lumière », autrement dit Vénus, ou encore la Déesse primordiale, avant sa chute dans les ténèbres (lisez : « avant l’occultation de la Déesse »). Et ce graal brille dans l’obscurité, peut-être de façon encore plus éclatante que dans le monde de la lumière habituelle.

Et cette lumière, analogue à « la lampe sous le boisseau », n’est pas près de s’éteindre malgré les incompréhensions et les routines du « ce qui va de soi ». « L’humanité a expérimenté jusqu’à présent deux types de civilisation, la civilisation de la coupe et la civilisation de l’épée […]. La civilisation de la coupe représente les quelque seize mille ans de la préhistoire où la notion de Dieu était féminine. Ces temps de la Grande Déesse mère sont encore très méconnus […] pourtant les preuves archéologiques abondent21. » Il en est pourtant resté quelque chose : la fameuse quête du Graal, d’abord, tentative désespérée pour opérer une synthèse entre la coupe et l’épée, recherche passionnée de la coupe par des hommes d’épée, ensuite le mystérieux jeu des tarots, où les deux civilisations de la coupe et de l’épée se prolongent par deux autres, qui sont à venir, enfin et surtout le témoignage qu’apportent les représentations féminines du paléolithique supérieur, avant l’inversion des polarités qui a fait passer l’humanité de l’âge d’or à l’âge de fer.

C’est en effet à l’époque gravettienne du paléolithique supérieur, de 25 000 à 20 000 ans avant notre ère, qu’apparaissent les premières manifestations d’un art anthropomorphique ; or ce sont presque exclusivement des femmes qui sont représentées, et non des hommes, tant par des statuettes que par des gravures pariétales, dans des endroits bien définis de certaines grottes qui semblent avoir joué le rôle de sanctuaires. Ainsi en est-il de la célèbre Vénus de Lespugue, découverte dans les Pyrénées, et qui n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, tant en France que dans toute l’Europe. On pourrait ainsi citer les Vénus de Grimaldi, en Italie, la Vénus de Willendorf, en Autriche, ou encore la Vénus de Gagarino en Russie centrale. En France même, on pourrait lui comparer la Vénus de Monpazier (Dordogne), celle de Sireuil (Dordogne), celle de Tursac (Dordogne), ainsi que la gravure de la grotte de Pech-Merle, à Cabrerets (Lot), laquelle remonte peut-être à l’époque précédente, c’est-à-dire à l’aurignacien (de – 30 000 à – 25 000).

Le terme de Vénus qu’on attribue à ces figures paraît certes un peu surprenant, car ce qui les caractérise, c’est la monstruosité de leurs formes. La Vénus de Lespugue est une statuette d’ivoire d’une hauteur de quinze centimètres. Le visage est ovale, sans aucun trait, comme si le sculpteur avait voulu montrer que l’essentiel n’était pas là. Le cou est très long, surplombant un thorax plat dont les bras minces et accolés se rejoignent au-dessus de l’énorme masse des seins, lesquels s’étalent très bas sur un ventre rebondi. Vue de dos, la statuette présente deux énormes volumes englobant les hanches et les fesses, et qui débordent de chaque côté du corps, dominant des cuisses très serrées et minces par rapport au reste, se terminant par des jambes très fines et sans pieds. L’ensemble est absolument fascinant, et c’est probablement ce que cherchait le sculpteur par cette accumulation d’exagérations.

On a beaucoup commenté ces représentations, en insistant, trop peut-être, sur la symbolique de la fécondité : les parties corporelles liées à la maternité, seins, ventre et hanches, sont évidemment mises en relief ; mais les fesses également, et dans certaines statuettes, comme celle de Monpazier, le sexe, avec tout ce que cela comporte de connotations. La Vénus de Monpazier est certainement celle qui pose le plus de problèmes quant à la nature exacte de ces représentations féminines, et il est bon de redire, après Leroi-Gourhan, que nous en sommes réduits à des hypothèses sur le « sens profond que les paléolithiques donnaient à leurs Vénus qui pouvaient aussi bien être des Junon ou des Proserpine ». Car si Junon-Héra représente incontestablement la Mère divine, Proserpine-Perséphone, souvent confondue avec Hécate, a plutôt l’aspect d’une déesse nocturne, sensuelle, dévoreuse et terrifiante.

La Vénus de Monpazier est en effet sur le modèle de celle de Lespugue. La tête est pareillement aveugle, le cou moins long, les seins moins abondants, mais quand on l’examine de profil, on est frappé par l’énormité du ventre et par la cambrure qui met particulièrement en valeur des fesses saillantes mais petites par rapport à l’ensemble. Or, si on la regarde de face, on ne peut manquer de constater l’importance donnée à l’ouverture de la vulve, qui est grossie démesurément. On ne peut tenter une explication que par une comparaison avec ces étranges figurations féminines d’Irlande et de Grande-Bretagne auxquelles on attribue le nom générique (en gaélique) de Sheela-na-Gig : ce sont des représentations relativement récentes que l’on découvre dans les églises, sur des chapiteaux romans ou préromans, mais qui paraissent reproduire un modèle beaucoup plus ancien hérité de l’Antiquité druidique et, par là, renvoyer à une époque plus lointaine. Le type courant de ces Sheela-na-Gigs consiste en une forme féminine dont l’aspect est souvent terrifiant, et dont les mains écartent délibérément les lèvres vaginales de façon à bien montrer l’ouverture béante du sexe. Le plus bel et le plus caractéristique exemplaire en est certainement celle qui se trouve dans l’église de Kilpeck, dans le comté d’Hereford (Grande-Bretagne), mais il en existe d’innombrables sur tout le territoire irlandais. Et là encore, on parle de fécondité quand on abandonne l’idée qu’il s’agit d’une allégorie de l’horrible péché de luxure. Mais « il n’y a aucune tradition, aucune légende associée aux Sheelas pour appuyer cette hypothèse. Il est d’ailleurs possible qu’elles aient été oubliées au cours des siècles. Mais comme elles sont placées généralement en hauteur (dans les églises ou sur les murs extérieurs des bâtiments) […] il est possible de proposer une fonction apotropaïque : la protection contre le mal ou une attaque ennemie22 ».

Il semble pourtant que la Sheela-na-Gig ne soit ni un « épouvantail » destiné à faire fuir des ennemis en tout genre, ni une image symbolique et effrayante de la sexualité culpabilisée, ni une représentation simpliste de la fécondité en tant que mode de reproduction. S’il n’existe pas de tradition propre à cette Sheela, on peut cependant la retrouver dans les textes gaéliques du haut Moyen Âge, sous l’aspect de la grande reine, la Morrigane en particulier, cette sorte de déesse de l’amour et de la guerre, prototype de la fée Morgane des romans arthuriens, et surtout de la reine Medbh (Maeve) qui, nous assure-t-on, « prodiguait l’amitié de ses cuisses à tout guerrier dont elle avait besoin pour assurer le succès d’une expédition ». C’est le thème bien connu de la vierge (au sens de « disponible ») à laquelle vont se prostituer les jeunes gens pour acquérir connaissance et puissance. C’est cette prostitution sacrée tant de fois dénoncée dans la Bible yahviste parce qu’elle met en valeur le culte de la féminité solaire. La Sheela-na-Gig est donc bien davantage une initiatrice, celle qui fait pénétrer, grâce à son sexe largement ouvert, dans l’antre secret de la connaissance, et qui préside à la seconde naissance, à la renaissance, en absorbant les défunts dans sa matrice divine afin de leur communiquer la chaleur et la vie éternelles. C’est ce qui ressort en tout cas des récits mythologiques celtiques, et cela peut grandement éclairer le mystère des Sheela-na-Gigs.

La Vénus de Monpazier est certainement de même nature. « La monstrueuse Vénus est une représentation religieuse – la réification de la Génératrice de Vie. Ces parties du corps qui, à nos yeux, paraissent exagérées ou grotesques sont les parties les plus significatives, magiques et sacrées, la source visible et féconde de la continuité du cycle de la vie23. » La Déesse donne la vie, et aussi la mort, ainsi que la régénération : on retrouvera cela plus tard dans la pietà chrétienne, pour peu que l’on veuille dépasser le stade de la déploration et comprendre que la Vierge – comme c’est le cas pour certaines représentations en Bretagne – réintègre en elle le corps de son Fils pour lui donner une seconde naissance. Et, peu importe si l’on est choqué par cette affirmation, le sexe ouvert de la Vénus paléolithique, comme celui de la Sheela-na-Gig, est un symbole religieux prouvant une croyance en l’immortalité de l’âme et en la renaissance, ou résurrection, après la mort.

Du reste, le motif de la vulve semble avoir été fréquent dans l’art préhistorique. À Saint-Léon-sur-Vézère (Dordogne), dans la grotte Blanchard-des-Roches, on a découvert une petite plaque rocheuse gravée de trois vulves schématisées mais bien reconnaissables. En vertu du principe que la partie représente le tout, il n’est pas douteux que ces trois fentes au bas de trois formes vaguement arrondies soient la figuration d’un groupe de trois divinités mères, comme ce sera le cas chez les Grecs avec les trois Parques ou les trois Moires, chez les Gallo-Romains avec les trois Matres, chez les Irlandais avec la « triple » Brigit, et même chez les chrétiens avec la célèbre triade des Saintes-Maries-de-la-Mer (Bouches-du-Rhône). Ici, à Saint-Léon-sur-Vézère, apparaît la tendance à l’abstraction qui prédominera au néolithique, l’allégorie concrète faisant peu à peu place à la schématisation géométrique. L’hypothèse d’André Leroi-Gourhan était « que les formes les plus abstraites dérivent des figures génitales masculines et féminines. Les unes, comme les traits allongés, les tirets, les lignes de points, plus tard les flèches, les poignards et les épées, sont des signes masculins. Les autres, des cercles ou des triangles munis d’un trait vertical, des ovales, des rectangles avec ou sans replis inférieurs, puis des cercles pointés ou concentriques, sont féminins ». La multiplicité de ces exemples prouve que les sculpteurs, les graveurs et les peintres des grottes paléolithiques suivaient tous les règles précises d’un véritable vocabulaire religieux d’ordre symbolique. Et même si l’on ne sait rien de la pensée réelle de ces lointains ancêtres, on peut être assuré que, chez eux, les spéculations métaphysiques et religieuses étaient loin d’être absentes.

On trouve en effet des figurations de ce genre partout où l’on décèle des traces d’occupation paléolithique. La Corse est particulièrement riche en ce domaine, notamment de petites pierres taillées en forme de statuettes rudimentaires dont la grande majorité offre des caractéristiques féminines. « Les images recueillies sont de tailles très diverses, et bien que la majorité se situe entre cinq et treize centimètres, il existe dans l’île des Vénus qui atteignent 0,40 mètre à 0,60 mètre – dimensions jamais atteintes dans toutes les découvertes européennes […]. Elles attestent par la spécificité même de leurs représentations, et par l’importance de leur nombre, que le sentiment qui les faisait naître était en Corse un sentiment intense24. » À Asco (Haute-Corse) en particulier, on a retrouvé de multiples pierres vaguement triangulaires portant en leur centre la fameuse « blessure » sexuelle. Il en est de même à Niolo, toujours en Haute-Corse.

Il y a également des Vénus plus frustes, mais analogues à celles de Lespugue et de Monpazier. Sur certaines statuettes d’Asco, on reconnaît nettement les formes généreuses des seins, du ventre et des fesses. Il y en a même une, étonnante, en laquelle on peut reconnaître une femme donnant le sein à un enfant, ou le tenant contre elle à la manière des madones chrétiennes. Ce n’est d’ailleurs pas un exemple unique puisqu’on en retrouve sur d’autres sites, notamment à Niolo et à Rocca-Poletra. Sans aucun doute, les artistes se sont inspirés d’un modèle commun, ce qui suppose, sinon un dogme dûment établi, du moins une tradition solidement implantée. Et même s’il est permis de douter de l’authenticité de certaines trouvailles, on ne peut que constater cet état de fait : avec des outils rudimentaires, en utilisant des pierres naturelles qui devaient déjà évoquer la forme recherchée, les artistes paléolithiques, pratiquant sans le savoir la technique du ready-made si chère aux surréalistes, ont imprégné durablement la matière de leurs conceptions religieuses.

Sur le continent, il existe une autre représentation qui peut prêter à de nombreux commentaires : celle qu’on appelle généralement la Vénus de Laussel, du nom d’un abri qui domine la vallée de la Beune, non loin des Eyzies (Dordogne), et qui se trouve actuellement au musée d’Aquitaine de Bordeaux. L’abri de Laussel a été fouillé au début du siècle et a livré d’intéressants vestiges : la Vénus faisait partie d’un groupe de blocs calcaires sculptés de figurations humaines. Car il s’agit non pas d’une statuette mais d’une gravure en creux présentant des traces d’ocre sur un bloc de quarante centimètres de hauteur. La Vénus y est représentée de face, la main gauche sur le ventre, l’autre tenant à la hauteur de la tête une corne de bison dirigée vers le haut. Ce qui paraît être la chevelure retombe sur l’épaule gauche, mais le visage visiblement tourné vers la gauche n’est pas défini. L’adiposité des fesses et des hanches, qui est très nette, et la lourdeur des seins rappellent les statuettes de Lespugue et de Monpazier, bien qu’on puisse penser que cette gravure soit plutôt magdalénienne que gravettienne, c’est-à-dire plus récente de quelque dix mille ans. De toute façon, elle marque la continuité d’un art qui n’est pas gratuit et qui se charge de plus en plus d’éléments symboliques25.

La corne de bison ainsi portée ostensiblement pour attirer l’attention sur elle est évidemment fort importante. Mais quelle en est la signification et que vient-elle ajouter à la représentation de cette femme adipeuse ? La femme de Laussel, par ses formes plantureuses, est incontestablement à ranger au nombre des déesses mères : la maternité y est privilégiée aux dépens du sexe qui, ici, n’est ni tracé, ni évoqué, contrairement à la « Vénus impudique », statuette de huit centimètres de hauteur, provenant de la grotte de Laugerie-Basse (Dordogne), dans la même région. Cette « Vénus impudique », qui l’est d’ailleurs beaucoup moins que celle de Monpazier, se distingue par sa maigreur et son absence de seins. Est-ce une impubère, ou a-t-on voulu insister sur le sexe, c’est ce qu’on ne saura jamais. Mais, alors que les autres Vénus sont nues et ne portent aucun emblème, celle de Laussel tend cette corne d’un geste qui semble bien rituel.

La tentation est grande d’y voir une préfiguration de la Diane classique avec son croissant de lune dans la chevelure. Mais qui est donc Diane, cette chasseresse nocturne et « lunaire » ? C’est l’Artémis d’Éphèse, autrement dit la Grande Déesse, à la fois favorable et redoutable, celle qui donne la vie et la reprend. Dans une mythologie gréco-romaine décadente, elle est devenue la sœur jumelle d’Apollon, type absolu du dieu mâle qui s’approprie le soleil comme emblème. Mais, à l’origine, Apollon n’est pas un dieu solaire, et il n’est pas grec : il a été artificiellement intégré à la mythologie hellénique par une sorte de tour de passe-passe. En effet, on le fait naître de Zeus, le Grand Dieu père indo-européen, et de Latone-Léto, laquelle est l’une des images de la Grande Déesse solaire pré-indo-européenne. Et Latone-Léto tombée dans l’oubli (confinée en son rôle de génitrice), sa composante solaire est héritée par ses enfants ; mais, comme la société est devenue patriarcale, c’est le fils qui s’en empare, reléguant la fille à un rôle secondaire, nocturne, lunaire. Si la société avait été gynécocratique, Diane-Artémis aurait été présentée avec une tête rayonnante et solaire, Apollon avec un croissant de lune. L’inversion de polarité ayant joué à fond, on n’a plus vu dans l’image de Diane revêtue des cornes de la lune qu’une divinité secondaire : or, les cornes de la lune, attribuées à Diane-Artémis, ont peut-être une tout autre signification.

Elles ne sont pas un emblème de la Déesse, en effet, mais le symbole du masculin grâce auquel elle restitue la dyade primitive, tout en affirmant sa primauté. La corne de bison que la Vénus de Laussel élève avec tant d’ostentation – et de triomphe – est tout simplement l’homme-lune, son fils-amant. Elle-même est la femme-soleil, qui donne la vie et répand sa chaleur généreuse – plantureuse, pourrait-on dire – à la fois à l’être privilégié qu’est le fils-amant, et à tous les êtres vivants dont il est la synthèse absolue. C’est le grand mythe de Cybèle et d’Attis, ou encore d’Aphrodite et d’Adonis : la Vierge mère redonne la vie à son fils-amant et le présente triomphalement, signifiant ainsi la victoire sur la mort. L’image chrétienne de Marie, tenant Jésus bénissant sur son bras, découle de la même conception.

Cette interprétation ne contredit nullement les autres : « En mythologie, la méthode essentielle est l’analogie, et l’exemple de la Femme à la Corne prouve que les artistes du paléolithique maîtrisaient parfaitement cette analogie, car cette figure a trois supports analogiques : d’abord la corne d’un taureau (bison), ensuite le croissant de la lune, enfin l’enfant à peine surgi du ventre de la mère26. » Et tout cela renvoie bien évidemment aux triples représentations de la déesse mère : maîtresse des richesses (dispensatrice des troupeaux symbolisés par la corne), unie sexuellement à l’homme-lune (la corne est un symbole de virilité), et mère. Ce triplement, tant de fois constaté dans les légendes mythologiques et dans l’iconographie, est cristallisé en une seule image dans la Vénus de Laussel.

À la période suivante, intermédiaire entre le solutréen et le magdalénien, c’est-à-dire aux environs de – 15 000 ans, les gravures rupestres assurent la permanence de cette conception. Ainsi dans la grotte d’Anglessur-l’Anglin (Vienne), une frise (dont un moulage se trouve actuellement au musée de l’Homme à Paris) présente, parmi des chevaux, des bouquetins et des bisons, une triade de silhouettes féminines. Elles sont travaillées en bas-relief, juste sous la voûte, mais sans tête ni buste, figurées seulement de la taille aux genoux. Les formes ne sont plus alourdies comme à la période précédente, mais au contraire très sveltes, et le ventre, le sexe et les cuisses sont dessinés avec beaucoup de précision. Visiblement ce qui prime ici, c’est le rôle sexuel féminin, à l’exclusion de toute connotation maternelle. On serait tenté de parler de « métaphysique du sexe », comme pour les deux silhouettes de femmes sans pieds ni tête, également mêlées à des représentations animales, qui sont peintes sur les parois de la fameuse grotte de la Madeleine (Dordogne), dont la pose alanguie n’a évidemment rien qui puisse rappeler la fécondité. « À considérer attentivement l’intéressante triade d’Anglessur-Anglin, on ne peut pas ne pas remarquer que les triangles sexuels sont, tous les trois, très bien définis et que les rainures centrales sont nettement en évidence. De plus, les triangles sont distinctement équilatéraux, comme la tetraktys, avec ces fentes suggérant alors le point central tétraktyen, évoquant la source invisible dont procède le visible […]. Il est impossible d’écarter cette analogie. D’ailleurs, le triangle est le même que dans l’iconographie du tantrisme indien, qui rappelle l’énergie surgie du ventre, identique à la maya27. » On dira que ces considérations prêtent aux hommes de la préhistoire des préoccupations spirituelles d’une grande élévation qu’ils n’ont peut-être point eues. Mais les coïncidences sont trop nombreuses et trop étalées dans le temps et l’espace pour être seulement le fruit du hasard. On est ici nettement en présence d’une « idéologie », car cette vision de la féminité divine se retrouve partout et à toutes les époques.

Il est vrai que Pythagore, qu’on dit être l’inventeur de la tetraktys, n’a peut-être jamais eu d’existence historique réelle, mais la pensée pythagoricienne est une réalité incontestable qui remonte bien loin dans le temps : elle n’est que la mise en forme, à la façon des Grecs, de cette tradition transmise depuis des générations et des générations, et qui perdure de nos jours, parfois même sous des aspects identiques. La femme est toujours un mystère insondable qui attire et fait peur à la fois, qui donne la vie et qui se fait mère dévoreuse, et que les moralistes chrétiens ont eu tout loisir d’identifier au diable, du moins à l’idée puérile qu’on avait de celui-ci. Ce mystère, il a été ressenti par les hommes de la préhistoire, puisque les sculpteurs et graveurs du paléolithique se sont bien gardés d’en dessiner le visage. Qui est donc cette Déesse des Commencements, qui a un sexe, mais pas de visage ? Est-ce l’éternel féminin si cher aux poètes ? N’est-ce pas plutôt la conséquence d’une volonté bien déterminée de ne point mettre de repère sur le mystère de la sexualité et de la procréation ?

On peut évidemment prétendre que la tête a été brisée, mais d’où vient alors qu’on n’en ait point retrouvé des fragments ? D’autre part, le type dit de Lespugue comporte une forme de tête bien nette, mais sans visage, ce qui correspond à une volonté délibérée de ne pas représenter d’individualité précise. Dans ces conditions, la meilleure hypothèse serait de voir dans ces statuettes et gravures une représentation de la féminité en tant que telle, féminité anonyme et donc universelle, forme symbolique du divin ineffable. De plus, on sait que le motif de la « femme sans tête » est employé pour désigner une prostituée : ne serait-ce pas une allusion à la prostitution sacrée, rituel grâce auquel l’individu mâle accède à un niveau divin en s’imprégnant des forces surnaturelles que détient la Déesse, ou la prêtresse qui l’incarne ?

Il y a cependant une exception à cette absence de tête dans les figurations féminines du paléolithique : il s’agit de la célèbre « Dame de Brassempouy », découverte dans les Landes, au fond de la grotte du Pape, et qui se trouve actuellement au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. Le corps a disparu ; on pense qu’il devait être du même type que la Vénus de Lespugue. C’est donc simplement une tête qui mesure à peine quatre centimètres, sculptée dans l’ivoire, dont le visage, un peu aigu, est d’une extrême finesse, bien que les yeux soient à peine visibles et la bouche absente. Le plus remarquable, c’est le relief d’un quadrillage qui peut représenter soit la chevelure, soit une coiffure retombant sur ses épaules, d’où son surnom de « Dame à la capuche ». De toute façon, il est certain qu’on a voulu représenter ici la beauté féminine : c’est le premier maillon de cette chaîne qui surgit de la nuit des temps et qui, passant par les visages impassibles des déesses grecques et les sourires ambigus des Vierges gothiques, conduira aux représentations contemporaines de la Mère de Dieu. Désormais, la Déesse des Commencements quitte les brumes des origines et se personnalise dans des sociétés de plus en plus sensibles au regard de l’autre.

La grande déesse
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